Yann Boudier
Présentation
Après un Master de Littérature Comparée (sous la direction de F. Lecercle, Paris 4) interrogeant le lien entre genre et légitimité dans le cas Game of Thrones, Yann Boudier est actuellement en thèse et travaille sur la plus large question de l’appropriation systémique des cultures marginales, et sur le rôle que l’adaptation peut avoir à jouer dans ce processus.
Programme
06 Mai 2020
Yann Boudier « Fin de règne ? L'après Game of Thrones, pour HBO et pour la Fantasy »
En Janvier 2006, lorsque David Benioff entend parler de A Song of Ice and Fire, l’oeuvre de Martin est déjà un considérable succès commercial. Pourtant, au moment où l’adaptation est annoncée, le projet est encore décrit comme périlleux pour HBO. La Fantasy ne souffrant pas, à la télévision, d’une particulière mise au ban, et le succès des livres étant plus qu’évident, comment justifier cette incertitude initiale ?
Il faut revenir au slogan d’HBO, qui s’auto-assigne à produire non pas de la TV, mais de la Quality TV. Cet outil marketing, marque de distinction qui a largement dépassé le champ de la seule production HBO est pour beaucoup dans l’identité de la chaîne (et, si le subterfuge opère, dans celle du spectateur). Pour sceptique que l’on puisse être quant à la véracité de ce slogan, ou de son seul bien-fondé, il est en revanche indéniable que, non seulement HBO a produit certains des objets télévisuels les plus discutés, les plus respectés, mais encore, que certaines de ses productions ont été essentielles au mouvement de légitimation de la « série télé ». The Wire, Oz, The Sopranos… sont non seulement massivement étudiés, mais aussi régulièrement (pour ne pas dire systématiquement) employés comme étalon pour définir ou renvoyer à une « bonne » série. Si, des années auparavant, le Lord Of The Rings de Peter Jackson a rencontré un réel succès commercial et critique, la perception grand public de la Fantasy se limite encore à un ensemble flou d’oeuvres manichéennes et à destination d’enfants ou de jeunes adultes. Il y a donc, au moment du projet d’adaptation, un indéniable enjeu pour HBO à risquer son image de marque (son « capital social ») acquis de dure lutte, et basé principalement la dimension « adulte » de ses productions.
Maintenant que l’Hiver est passé, il semble clair que le pari a payé. Quel que soit le critère que l’on veuille retenir pour mesurer le succès, GoT y aura satisfait – en dépassant largement non seulement les attentes, mais aussi ses propres records, saison après saison. Pour autant, et ce sera l’objet de cette contribution, aussi singulier que fût le triomphe de la série (et, probablement, de par sa singularité) il est loin d’être évident que ce succès aura des répercussions positives sur les perceptions du genre et du medium. En peignant leur projet d’adaptation comme fondamentalement exceptionnel, voir comme l’exact opposé d’une image préconçue (et massivement erronée) de ce qu’est la Fantasy (et dans une moindre mesure, la série télévisuelle), les créateurs ne se soucient pas de se positionner en défenseur du genre mais, au contraire, à s’appuyer sur le mépris qu’il inspire (le renforçant au passage) pour mieux s’en distinguer. En ceci l’adaptation calque la distinction d’HBO et propose non pas de la Fantasy, mais de la Quality Fantasy…
Entre les records d’audience des récents The Witcher (Netflix) ou The Mandalorian (Disney+) et l’annonce par Amazon Prime Video d’un Lord Of The Rings au budget démesuré, la succession semble assurée : la Fantasy ne devrait plus avoir à démontrer sa capacité à rencontrer le succès à la télévision.
Peut-on, en revanche, en dire autant de la « qualité » des productions ? En étudiant Game of Thrones comme le produit de deux projets d’adaptation distincts (ASOIAF d’une part, le « style HBO » d’autre part) et en montrant comment les « choix d’adaptation » vont systématiquement dans le même sens (celui d’une normalisation consensuelle du matériau source), cette contribution invitera à reconsidérer non seulement le succès de Game of Thrones, mais aussi la vague d’adaptations d’œuvres « de l’Imaginaire » (en cours ou annoncées), moins comme la victoire d’une culture émergente que comme l’avènement d’un nouveau « least objectionnable programming », et l’uniformisation qui en découle et contre laquelle, comble d’ironie, tant G.R.R. Martin que HBO avait fondé leur succès initial.