Le Cadavre Exquis
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Chaque jour, je me réinvente. Chaque jour, je renais de cendres inexistantes. Il y a tellement de possibles ! Tellement de vies à imaginer, à essayer ! Autant d’existences que celles qui s’accumulent dans les récits de cette bibliothèque où je me réfugie lorsque j’ai du temps libre. Libre !
Mot paradoxal, dans cet enfer où l’on m’a confinée pour mon propre bien. Il paraît que je suis un danger pour moi-même, en plus d’avoir, par ma seule présence, une mauvaise influence sur les autres.
Je voudrais fuir, mais c’est impossible. Les chaînes chimiques qui me retiennent prisonnière sont trop puissantes. Mon corps, jadis souple et vif, n’est plus qu’un spectre sans force, à peine capable de se traîner jusqu’au sous-sol voûté et de s’emparer d’un livre avant de s’affaler dans un fauteuil défraîchi. Quant à mes pouvoirs, je me rappelle à peine leur nature ; j’ai bien trop honte de ce que je suis devenue pour me remémorer leur puissance.
Alors, je me projette ailleurs. Hier, j’étais un enfant perdu dans une jungle hostile et j’avais pour compagnons une panthère et un ours. Aujourd’hui, je me rêve courageuse, obstinée, capable de défier mon oncle pour rendre hommage à un frère défunt. Grâce à ces histoires, j’échappe à mon enveloppe charnelle, je traverse ces murs de pierres vieilles et chargées de souffrances. Et je change, je l’éprouve au plus profond de moi. Au début, je n’y prêtais même pas attention : c’était un éclat de pensée venu d’ailleurs, une émotion confuse, un geste qui ne m’appartenait pas vraiment. À présent, je sais que ma psyché absorbe des éléments venus d’ailleurs, de ces personnages dans lesquels je me faufile, le temps d’une lecture. Je sens ces éléments s’immiscer et se fondre en moi, formant par d’infimes couches une gangue protectrice autour de mon âme. L’effet des drogues dont on me gave s’émousse insensiblement. Et parfois, quand le sommeil me projette hors de moi-même, je rêve que je ne suis plus tout à fait la même qu’avant.
La grande horloge résonne dans le hall. Mon cœur manque un battement. Le sang bourdonne dans mes veines. J’inspire profondément, me contrains au calme, sinon l’infirmière me jugera trop énervée pour quitter ma cellule. J’entends son pas, régulier comme un métronome, dans le couloir. Cliquetis, et son visage rond, lisse comme une pomme, apparaît dans l’embrasure de la porte.
— Alors, Alice, comment se sent-on, cet après-midi ?
Je réponds poliment, les yeux baissés ; j’accepte sans résister la pilule d’opiacées et j’ouvre grand ma bouche pour montrer combien je suis obéissante. Puis, docile, je la suis jusqu’aux caves voûtées où se situe la bibliothèque. Ignorant mes rares camarades avachis dans des sièges de cuir éventrés, je me dirige vers les rayonnages. Un ouvrage, en particulier, attire mon attention.
Charlotte Bousquet
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C’est curieux, mais je ne me souviens pas de l’avoir déjà vu à cet endroit, placé bien en évidence au milieu d’une rangée de volumes à la tranche patinée par l’usure, exactement situé à hauteur de mes yeux. Mais j’oublie tant et tant depuis que je suis enfermée ici…
Depuis quand, d’ailleurs, voilà encore une chose que j’ignore ! Je finirais presque par m’oublier moi-même, celle que je suis, celle que j’étais (Alice, je suis Alice, cela ne m’est pas un mystère, on me le rappelle jour après jour, pour ce que ce prénom veuille dire), à force me réinventer dans d’autres vies que les miennes, couchées à l’encre noire sur le papier jauni, sec et fragile entre mes doigts si gourds – l’effet des drogues accumulées me donne des allures de vieillarde.
Sa reliure de cuir luit encore de l’éclat du neuf. Les lettres dorées de son titre accrochent les rares lueurs des lampes de la bibliothèque. Le sens des mots se dérobe à mes tentatives de déchiffrement. Cet alphabet m’est familier, pourtant. Sans doute la pilule avalée quelques instants plus tôt compromet-elle la logique des connexions, quelque part dans mon cerveau. Ce ne serait pas la première fois. Il m’arrive souvent de percevoir le monde sous des angles inédits, comme si mon esprit se trouvait relié à celui de créatures possédant une autre forme d’intelligence que celle des hommes.
En parlant de créatures différentes, l’illustration de couverture me saisit à la fois d’effroi et d’émerveillement. Mon cœur se met à battre plus vite, je l’entends cogner dans sa pauvre cage de chair anémiée, tandis que mes yeux parcourent le détail de l’image.
Il y a d’abord, au premier plan, cette abjection de chair grise parcourue de nervures rosées, assujettie à une mécanique intime au point de la pénétrer à diverses reprises. Mais il y a surtout, au second plan, prisonnière d’une cage de verre emplie d’un liquide trouble, la tête de cette fillette, la peau si pâle, de porcelaine, le cheveu doré, épanoui en auréole autour d’un visage aux traits si purs, parfaite incarnation de l’innocence pervertie.
Ce visage qui me trouble sans que j’en comprenne la raison. Puis, peu à peu, l’évidence m’apparaît, surgie des tréfonds de ma mémoire. Ce visage était celui que je contemplais, jadis, chaque fois que j’approchais un miroir !
J’entends soudain distinctement la voix et je sursaute, manquant laisser échapper le livre. Je suis certaine qu’aucun de mes camarades de misère, abrutis par la magie perverse des molécules chimiques, n’a ouvert la bouche. Aucun ne me prête même la moindre attention. La voix répète alors son injonction :
— Ouvre-moi !
D’une main tremblante, je m’exécute.
Johan Heliot
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En touchant le coin métallique de la couverture, pour obéir à cet étrange ouvrage, je me coupe, une petite blessure franche, nette, très douloureuse ; les médicaments n’émoussent pas totalement les sensations et le sang qui perle n’a pas la couleur chimique de mes pilules. Écarlate, la goutte tombe sur la première page, s’étale, est absorbée immédiatement. En quelques secondes, il n’en reste plus rien, comme si cela n’avait été qu’un fantasme de plus : serais-je encore en train de rêver ? Pourtant, le frisson du livre contredit cette hypothèse, il réagit, il frémit, il laisse échapper un ronronnement. J’ai la désagréable impression qu’il se délecte. Un coup d’œil à mes camarades confirme qu’aucun d’entre eux n’émet le moindre bruit ; tout comme l’injonction que je viens d’entendre, le ronronnement est bien celui de l’objet que je tiens entre mes mains. Cela décuple ma curiosité. Peut-être est-ce cela qui me tient enfermée ici ? Cette curiosité malsaine pour les situations étranges ? Qu’importe, personne ne me regarde, personne ne me parle non plus et la lecture reste mon seul espace de liberté.
A l’intérieur de l’ouvrage, les lettres dansantes ne se laissent toujours pas reconnaître, elles me narguent : ne peux-tu pas nous lire, Alice ? As-tu oublié l’alphabet ? Je tourne la page du titre, d’autres illustrations me donneront peut-être des indices sur ce que cache ce livre autoritaire et gourmand ? Stupeur. L’illustration de la seconde page me tétanise. Devant la bibliothèque, une petite fille blonde tient un vieil ouvrage aux lettres dorées et une goutte de sang tombe sur la première page. Le livre me représente, telle que je suis dans l’instant.
Dans un premier temps, j’ai l’impression que l’image est figée. Pourtant, lorsque je la caresse, je m’aperçois qu’elle est vivante, elle palpite, comme animée d’un véritable petit cœur. Se peut-il que la prochaine illustration me montre ce que je n’ai pas encore vécu ? Peut-être que je vais m’y voir libre, échappée de cet asile morne et sombre ? Je voudrais feuilleter le livre mais il ne se laisse pas faire, ses pages refusent de se laisser attraper, mes doigts glissent sur la tranche dorée sans que je puisse en saisir une. Je porte le doigt à ma bouche pour l’humidifier et enfin tourner cette page ; mon doigt a un goût de poussière, d’encre et… de sang.
Silène Edgar
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Je tousse.
Mes poumons ne veulent pas de cette brûlante poussière. Ma gorge s’irrite. Mes muscles se crispent. Mon doigt entaillé saigne de nouveau.
— Ta main !
Instinctivement, je la mets devant ma bouche. Je me redresse. Dos bien droit. J’ai mal mais Dame Bienséance est dans le coin, quelque part. Elle est dissimulée sous un coussin ou derrière l’un de ces lourds rideaux. Faire bonne figure. Une aigreur me remonte dans le gosier. Les cachets me font ça, parfois. Une fois avalés, une unité de lanciers aux bottes crottées me descend le long de la trachée, et remonte tout à coup en courant. Vite, mon mouchoir !
Il m’échappe.
Soubresaut de la cage thoracique. Un filet de bave rose et bleu. La honte perle sur mon menton. Mon index en profite pour goutter sur le sol ! Dame Bienséance va me punir. Combien de fois m’a-t-elle rappelé sa valeur ? Il est importé d’Inde ! Je tends le bras. Le mouvement est gauche. Pathétique. Cette fois, j’ai souillé la pièce. Cela va être terrible. Soudain, je réalise que le ronronnement que faisait le livre n’est plus. Une ombre. Fugitive. Rapide. Une gueule béante, mauve et alignant un nombre de crocs infini. Coup de langue.
Clac !
Silence.
Ma poitrine s’agite encore quelques secondes. Mon souffle s’apaise. Mon infâme fluide vital a disparu. Plus une tache. Le manuscrit l’a lapé et s’est refermé. Petit à petit, la couverture reprend sa teinte de cuir aux reflets violets. J’essuie une larme du revers de ma manche rêche. Par terre, le livre se trémousse. Un coin, puis l’autre. À l’instar de ce pirate à la jambe de bois qui avait tant de difficulté à mettre un pied devant l’autre, il me grimpe dessus. Dans l’histoire, le capitaine souriait, mais finalement, il était mauvais. Quelle est la véritable nature de cet étrange recueil ?
Vertige passager.
Un souffle glacé et les pages se mettent à tourner. Textes et images s’agitent. Je m’aperçois dans un cadre. J’y suis jeune et petite. Un sourire éclaire mon visage. Je danse. Je valse. Voilà cette gravure me montrant debout, racontant une histoire de clé ensanglantée à mes camarades. Quand était-ce déjà ? Il y a quelque mois ? Pas le temps de me poser la question. Une autre illustration me représente, malade, dans cette bibliothèque. Passé, présent, futur : Que se passe-t-il ? Ont-ils augmenté la dose de pilules ?
Je me sens tout à coup merveilleusement bien. Légère. Je survole tout. L’illustré est en train de se refermer. Ultime peinture : moi, accroupie face à une minuscule porte dissimulée au pied de la bibliothèque.
— Alice !
L’un de mes camarades vient de se réveiller.
Fabien Fernandez
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Il s’appelle Peter. Jamais il ne m’a dit son nom, ni même, en fait, réellement adressé la parole, mais « Peter » est le seul qui lui convienne, et ne me demandez pas pourquoi. J’ai parfois des certitudes étranges qu’aucun raisonnement ne me ferait réfuter. Il s’appelle Peter, point, et même si l’on vient m’affirmer qu’il se prénomme Roger ou James, même si l’on me montre son dossier médical ou son acte de naissance, on ne m’ôtera pas de l’esprit qu’il s’agit de Peter, et on ferait bien de ne pas insister, on ferait bien de ne pas me contrarier, voyez-vous.
Peter est assez laid de visage. Son nez est beaucoup trop petit, comme si, achevant son modelage, le sculpteur avait manqué d’argile et s’était contenté de le figurer par un bourgeon, une ultime boulette récupérée sur ses mains sales. Ses oreilles, à l’inverse, sont beaucoup trop grandes et décollées et bizarrement modelées de méandres inutiles. Sa bouche, beaucoup trop molle et lippue. Ses yeux, franchement, mais de quelle couleur sont-ils ? Cette couleur n’appartient à aucun nuancier, une sorte de marron-glauque bordé d’une espèce de bleu-vinasse. Et par-dessus cette laideur, une misère de cheveux, de la filasse de chanvre à travers laquelle on aperçoit la peau du crâne.
— Arrête ça, Alice, me lance Peter d’une voix toute pâteuse.
— Arrête quoi ?
— Arrête de faire du gringue aux livres. Arrête de les aguicher, là, avec tes doigts, ton sang et tes mines. Tu les rends malades.
Je m’apprête à le moucher, une vexation quelconque sur son physique, ou un juron de l’espèce la plus vulgaire. Je m’abstiens cependant, car, dans la région de mon esprit que je consacre à la culpabilité, et c’est une vaste plaine à l’horizon fuyant, je me demande si je n’aurais pas, par mégarde, incidemment, inconsciemment, affriolé… oui, affriolé ce livre et tant d’autres, comme la salope que je suis peut-être.
Dame Bienséance émet un grondement qui m’évoque celui d’un chien irrité qui s’interdirait d’aboyer. Elle flaire les vilains mots jusque dans les tréfonds de nos cervelles.
— À force, poursuit Peter, le corps de plus en plus avachi, tu vas le faire venir, et personne, crois-moi, personne ne souhaite ça.
Je suppose que Peter a raison. Moi, en tout cas, assurément, je n’ai aucune envie qu’il vienne, d’autant que je ne sais pas de qui il s’agit. Non, je ne sais pas. Et quand bien même je le saurais, je continuerais, têtue, butée, à faire semblant de l’ignorer.
Jérôme Noirez
8
Peter se rencogne dans son fauteuil en cuir crevé. J’ai l’impression que le rembourrage qui dépasse par les déchirures va l’avaler. Tant mieux. J’ai envie de lui tirer la langue. J’étais si bien. Je me plaque les mains sur les oreilles, même si Peter ne me parle plus. Même si Dame Bienséance s’est tue. Je baisse la tête est mon regard s’arrête sur le livre.
Il est tombé sur le tapis. La chute ne l’a pas abîmé, il est refermé, bien à plat sur le sol, comme si on l’avait posé là avec soin. Mon soulagement me surprend. Je me serais… attachée à lui ? Sa couverture a changé, il me semble, mais la lumière est si basse que j’ai du mal à voir. Ou alors c’est un reliquat des drogues. Pourtant mon esprit me parait clair, plus qu’il ne l’a été depuis… L’air sent le frais dans la bibliothèque, et un parfum piquant, entêtant. Salé. Cette odeur devrait me rappeler quelque chose, mais quoi ? Est-ce un effet des médicaments, ou du livre ? Fébrile, je m’agenouille à côté de lui. Je tends la main, ma main intacte. Je vais le toucher, je me retiens. Car la couverture évolue encore, en un tourbillon de bleus et de verts, des couleurs fortes qui tranchent sur le tapis passé. Prenant sur moi, j’effleure la reliure. Le livre s’ouvre aussitôt, un vent froid et coupant s’échappe dans la bibliothèque, secoue les volutes de poussière et fait trembler les pages des ouvrages sur les pupitres. Le bruissement des feuilles envahit la pièce, on dirait que des centaines d’ailes battent sous les voûtes, des flopées de mouettes s’envolent d’un seul coup. Je crains que ça ne réveille les autres. Je me recroqueville sur le tapis d’Inde. Roulée en boule, j’attends d’inévitables remontrances. Rien ne vient. Je redresse la tête. Peut-être que je délire, qu’en réalité je suis seule à percevoir tout ça, les arômes et les sons, et les embruns sur mon visage, le goût de sel sur mes lèvres, et ce froid vif qui transperce ma robe trop fine. En réalité… Je ne tiens à pas plus que ça à la réalité. Puisque personne ne m’en empêche, je me penche à nouveau sur le livre. Les illustrations intérieures sont différentes aussi. A la place de mon histoire, de mon décor familier, je découvre un océan, des falaises. Un des livres que j’ai lus, contre lequel on m’a mis en garde. J’ai le titre sur le bout de la langue. Ce n’est plus mon vécu que reprend l’étrange volume, mais la matière même de mes rêves. A la trame du tapis d’Inde se mêlent de l’humidité et du sable. Ça me vaudra une punition mais tant pis. L’image m’attire et me happe, je ne suis plus vraiment dans la bibliothèque, pas dans le livre non plus. Entre les deux. Un homme gravit le chemin des falaises. Un silhouette d’ombre qui boîte, une béquille calée contre sa hanche. Une cape effilochée claque dans son dos tel un mauvais présage. L’avertissement de Peter sous mon crâne : tu vas le faire venir. Alors je tremble, bien sûr, et j’ai peur, mais moins que je ne devrais. Et si l’homme venait pour moi ? Une pensée pernicieuse s’insinue dans mon esprit : est-ce que ce serait si mal ? Suivie d’une autre idée, plus défendue encore, si c’est possible : la porte est-elle le seul moyen de sortir d’ici ?
Estelle Faye
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Le visiteur n’a pas encore de visage, mais il a déjà une odeur, délectable : celle des embruns, de la boucane et de la poudre à canons. Toute peur s’évanouit en moi. On voudrait que je craigne cet homme : un vieux loup de rêves, qui chevauche ses désirs d’une façon qui m’est interdite. Mais moi, j’aime d’instinct tout ce qu’il exhale. Je n’ai plus qu’une envie : le rejoindre au plus vite.
Soudain, la falaise s’effrite et s’effondre dans la mer. Le boiteux disparait, emporté par le reflux d’une vague gigantesque. Quelque chose me tire brutalement en arrière ; je retombe dans la pesanteur de la bibliothèque. Le vent se mouche ; le livre se referme à mes pieds, dans un claquement sec et définitif.
Je me débats en vain entre les pattes de deux infirmiers robustes. Quelque part dans l’ombre, Peter pousse un piaulement aigü :
« Voilà, je le savais ! s’indigne-t-il. Tu l’as fait venir ! »
Une voix froidasse, désagréablement familière, coule son frisson dans ma nuque :
« Alice, Alice… il a fallu que tu recommences. Croyais-tu que je ne le saurais pas ?»
Je me tortille dans l’espoir de voir l’homme qui parle. Mes tortionnaires me font pivoter pour me camper face à lui. Deux froides coupelles de verre. Une peau blafarde, sous un tablier blafard. Le docteur Thorn me toise de ses yeux fixes, des yeux de lémurien.
« Je me doutais bien que ça arriverait. Tu finis toujours par aller trop loin. Tu ne peux pas t’en empêcher. Tu as oublié ce qui s’est passé la dernière fois ? »
Je voudrais rétorquer, mais un pincement dans la chair de mon bras transforme cette intention en couinement misérable. Entre les doigts de l’infirmière-chef, la seringue se vide peu à peu de son sérum. Déjà, mes membres s’engourdissent…
« Bien sûr que tu as oublié, chuinte le docteur, un sourire cruel aux lèvres. Une fois encore… Les livres, Alice. C’est toi qui les rends vivants ! Tu les laisses déborder dans ce monde… Tu crois toujours que ce sera beau, mais ça finit forcément par ressembler à ton âme malade. Un jour, ça nous perdra tous ! »
Je jette un œil au tapis : toujours trempé et sablonneux, preuve que mes songes sont bien réels. Le docteur Thorn se penche en avant, ramasse le volume de cuir et le jette dans l’âtre. Le crépitement des pages qui brûlent me retourne le cœur : l’impression d’entendre mourir mes oisillons. Puis l’aliéniste revient se pencher à mon oreille, plus glacial que jamais :
« Jamais nous n’aurions dû te laisser revoir la bibliothèque. Maintenant, il va falloir encore augmenter la dose, tu ne nous laisses pas le choix. Il faut éteindre ces rêves, tu comprends ? Toi et Peter… vos mondes… ils doivent absolument être contenus. Vous avez déjà causé tellement de mal… »
Je baisse le front au fur et à mesure que la mémoire achève de me revenir. Un fléau, voilà ce que je suis. Un cataclysme en puissance. J’entends Peter tressaillir d’un rire silencieux, comme une bouilloire qui fuit… si mon visage pouvait encore exprimer quelque chose, ce serait une grimace de mépris. Cela fait longtemps qu’il s’est résigné, alors vous pensez s’il se délecte de ma capitulation ! Mais il se trompe lourdement : j’ai repris conscience de mes dons. Cette fois, je n’oublierai plus. Je m’en fais le serment.
Et tandis qu’on me conduit vers la cellule capitonnée, je renouvelle silencieusement cette promesse : un de ces jours, je les prendrai tous de vitesse. Je n’ai même plus besoin de livres pour le faire : il me suffit d’imaginer. Je laisserai déferler ma mer sur ce lieu sordide, et je les emporterai dans ma tempête. Puissent-ils tous en crever !
Stefan Platteau
Les auteurs et l’illustrateur
Après des études à l’école Emile Cohl, Nicolas Fructus a travaillé dans le domaine de la jeunesse et l’animation. Illustrateur, concepteur graphique, ce caméléon travaille également dans le domaine du jeu de société, dans la bande-dessinée (Showman Killer, Delcourt) et les beaux-livres (Kaddath, le guide de la cité inconnue, Prix Spécial du jury des Imaginales 2011 et Jadis, aux éditions Mnémos).
Charlotte Bousquet a écrit une quarantaine d’ouvrages pour adultes et adolescents, dans des genres aussi différents que la bande-dessinée, le roman historique (Là où tombent les anges, Gulf Stream éditeur) le thriller ou la fantasy. Cytheriae (éditions Mnémos) obtient le prix Elbakin en 2010 et le Prix Imaginales en 2011. Coup de cœur des Imaginales 2011, elle est lauréate du PIC 2012 avec Nuit tatouée.
Charlotte Bousquet est auteure-associée des Imaginales 2016.
Johan Heliot publie un premier roman, La Lune seule le sait, aux éditions Mnémos et obtient le Prix Rosny aîné en 2001. Après des incursions dans le territoire de l’uchronie et du steampunk, il séduit les professionnels, la critique puis les amateurs de romanesque authentique, avec plus de cinquante titres, destinés aussi bien aux adultes qu’aux plus jeunes lecteurs. C.I.E.L : L’Hiver des machines (Gulf Stream éditeur), fait partie de la sélection du PIC 2016.
Silène Edgar a écrit plusieurs romans pour adultes et adolescents, seule ou en collaboration avec Paul Béorn (14/14, Castelmore, prix Gulli 2015). Récit d’anticipation, Fortune Cookies (Bragelonne), qui se déroule dans une France où les libertés individuelles sont foulées aux pieds, a des résonances terriblement actuelles. Adèle et les noces de la reine Margot (Castelmore) fait partie de la sélection du PIC 2016.
Fabien Fernandez est auteur et illustrateur (Voyage polaire, éditions Nomades). Passionné par le jeu de rôles, il a écrit plusieurs ouvrages, seul ou en collaboration (Nécropolice, les XII Singes). Pour les adolescents, il a récemment publié Cœur sauvage, un récit initiatique aux confins de la Russie et L’Enfant mitrailleuse (Oskar éditeur), texte court et percutant sur les enfants soldats.
Fabien Fernandez coordonne depuis plusieurs années la fresque des Imaginales.
Auteur à « large spectre », Jérôme Noirez est musicien et écrivain. Il écrit pour les adultes, les adolescents et les enfants. Polar historiques dans le Japon médiéval ou l’Amérique esclavagiste (L’Empire invisible, Gulf Stream éditeur), fantasy baroque, récit contemporain glaçant et décalé (120 journées, Calmann-Lévy), il explore tous les genres, même le conte et a obtenu de nombreux prix. Roman d’horreur et d’amour, Brainless fait partie de la sélection du PIL 2016.
Actrice et réalisatrice, Estelle Faye est actrice boit trop de café, travaille tard dans la nuit et fréquente des gens étranges. De temps en temps, elle écrit des histoires. Comme Porcelaine (Les Moutons électriques, prix Elbakin 2013). Ou La Voix des oracles aux éditions Scrinéo (Thya, le T1, a obtenu le Prix Imaginales jeunesse 2015), a Ou encore, Éclat de Givre (Les Moutons électriques).
Estelle Faye a été Coup de Cœur des Imaginales en 2015.
Stefan Platteau est historien et auteur de spectacles d’histoire vivante. Manesh, premier roman, et premier opus d’une trilogie, Les sentiers des astres, a obtenu le prix Imaginales 2015. Il a récemment publié Dévoreur, court roman situé dans le même univers.
Stefan platteau est Coup de Cœur des Imaginales 2016.
Jérôme Noirez